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Le handicap invisible des Aspergirls

À l’extrémité du spectre autistique, le syndrome d’Asperger reste un trouble méconnu, mal diagnostiqué, qui n’empêche pas la vie sociale mais la complique considérablement. Internet a libéré la parole des personnes concernées, particulièrement des femmes.

source : Lucie Sarfaty dans le cercle psy, 2016

https://le-cercle-psy.scienceshumaines.com/le-handicap-invisible-des-aspergirls_sh_36435#achat%5Farticle

À sa sœur qui lui reproche son égoïsme, Julie, jeune femme Asperger de 31 ans, répond sans détour. « Égocentrique, moi ? Oui, certainement. J’ai passé ma vie à m’analyser, à décortiquer mes réactions, mes comportements, mes incapacités. J’ai essayé de m’améliorer, de travailler sur moi pour devenir une meilleure version de moi-même, une version 2.0. J’ai toujours veillé à préserver mes valeurs et à les vivre au quotidien. Une autiste larguée au milieu des neurotypiques, qui doit s’adapter coûte que coûte à leur monde et leur mode de fonctionnement… Bien sûr que je suis auto-centrée, c’est quasiment un mécanisme de survie. » Blog de Superpepette – une aspie-rante au bonheur, 24 mai 2014.

Quand les interactions sociales sont compliquées, paradoxalement, les réseaux sociaux peuvent devenir un terrain d’expression beaucoup plus simple. Billets d’humeur, conseils, vidéos… Se présentant sur son blog comme « l’autiste qui non seulement parle mais en plus à des choses à vous dire », Julie communique à merveille… y compris sur ses difficultés de communication (voir extrait « Savoir dire au revoir » page 86). Comme elle, Floriane, Julia, ou Marie-Josée au Québec tiennent des blogs dans lesquels elles racontent leur quotidien de personnes autistes… la description du syndrome d’Asperger vu de l’intérieur, loin des idées reçues.

En dépit d’un certain intérêt des médias pour quelques figures de proue du syndrome d’Asperger (Josef Schovanec, Hugo Horiot…), celui-ci reste mal connu en France, en particulier quand il concerne les adultes autonomes, et notamment les femmes. Il existe en effet des femmes Asperger dont le syndrome se fait discret, et qui mènent leur vie quotidienne avec les manifestations plus ou moins envahissantes d’une différence qui n’a pas toujours été identifiée. À l’extrémité du spectre autistique, elles se sont tellement adaptées à notre monde social que leur handicap est « invisible ».

Contrairement à l’autisme de Kanner, le syndrome d’Asperger n’implique aucun déficit intellectuel, c’est pourquoi on parle parfois de « forme atténuée d’autisme », ou d’« autisme de haut niveau ». Toujours est-il que le fonctionnement autistique constitue un handicap dans notre société de neurotypiques… Loin des clichés d’autistes géniaux, qui tendent à gommer les difficultés pour mettre en exergue le côté exotique de la personnalité de certains autistes atypiques, le syndrome d’Asperger reste pour les adultes un véritable handicap social avec lequel il faut composer au quotidien. Chez les filles concernées, c’est parfois d’autant plus difficile à percevoir qu’elles passent à travers les mailles des critères diagnostiques. Pendant l’enfance, l’absence de contact visuel ou le fait que la petite fille préfère être seule peuvent être attribués à de la timidité, ce qui n’alarme pas forcément les adultes… En grandissant, elles intériorisent leurs difficultés et malgré un sentiment de décalage permanent, cherchent à se conformer aux autres, évitent de se faire remarquer. « Les femmes Asperger se remarquent moins en général, car elles sont plus discrètes au niveau des manifestations autistiques. Elles ont absorbé la notion d’être modérées dans leurs comportements et à se fondre dans la masse autant que possible. Elles peuvent développer des stratégies d’adaptation et du mimétisme pour se faire accepter et pour paraître moins ‘‘bizarres’’ aux yeux de leur entourage », décrit Marie-Josée Cordeau.

Combien sont ces femmes Asperger ? Difficile à dire. D’après la prévalence officielle, elles seraient nettement moins nombreuses que les hommes aspis (une fille autiste pour 4 ou 5 garçons), mais beaucoup suggèrent que ces chiffres reflètent en grande partie le fait qu’elles sont moins diagnostiquées.

Enfance en décalage

Dès le plus jeune âge, les difficultés liées au syndrome concernent en premier lieu la communication et les interactions sociales. Alors que les autres enfants acquièrent progressivement la compréhension du sens implicite, des sous-entendus, et la connaissance des codes sociaux, les jeunes Asperger n’y parviennent pas, tout en ressentant confusément leur décalage. « Au début, je me sentais tellement en décalage que je pensais que j’avais été adoptée. Après je pensais que mes parents étaient des extraterrestres, et puis j’ai compris qu’en fait, c’était moi l’extraterrestre », raconte Floriane.

Pour y remédier, les petites filles Asperger adoptent la stratégie du caméléon : afin de ne pas attirer l’attention, elles imitent le comportement des autres et essaient de copier leurs expressions faciales et leurs gestes. Observant leurs pairs avec la minutie d’un anthropologue, elles repèrent ce qui n’est absolument pas naturel pour elles : l’interprétation de l’implicite ou le second degré, les façons de réagir à telle ou telle situation sociale. Comme elles sont intelligentes et dotées d’une grande mémoire, elles apprennent. De nouveau confrontées à la situation en question, elles puisent dans leurs connaissances acquises et ajustent leur réaction. Cela prend un peu plus de temps, leur demande beaucoup d’énergie, mais c’est efficace… « Mon cerveau fonctionne comme un ordinateur, explique Julie. On retient de nos essais, de nos erreurs, et on ne les refait plus. C’est pour cela qu’au bout d’un moment on est adaptées. »Grâce à ces stratégies, elles réussissent en partie à compenser leurs différences, au prix d’un effort constant. Mais comme ces relations sociales leur demandent beaucoup d’énergie et les épuisent, elles ont tendance à s’extraire, à rester plutôt solitaires. Pourtant face à cette élève atypique, la réaction des autres enfants n’est pas tendre, et les petites filles aspies se retrouvent souvent rejetées, victimes de harcèlement, voire de violences, dans les cours de l’école.

Intérêts, routines, hyper sensorialité…

Anxieuses et organisées, les filles Asperger supportent mal l’imprévu, le changement, et sont rassurées par la routine. Les problèmes sensoriels sont une autre caractéristique symptomatique du syndrome : une sensibilité extrême aux sons, au toucher ou aux sollicitations visuelles qui rendent particulièrement envahissantes leurs perceptions des stimulis dans la vie quotidienne. Les courses au supermarché peuvent être une vraie torture… Beaucoup plus fatigables, elles peuvent avoir besoin d’un temps de récupération et d’isolement conséquent après toute interaction sociale ou situation de surcharge sensorielle.

Autre caractéristique du syndrome d’Asperger : le fonctionnement par intérêts spécifiques. Il s’agit d’une fixation dans un domaine que la personne Asperger choisit, et qui va la passionner de façon extrêmement intense. Collectionnant toutes les informations sur ce qui se rapporte à leur sujet de prédilection, elle peut en devenir un véritable expert. « Les personnes Asperger aiment accumuler des connaissances, mais se fichent de la reconnaissance qu’elles pourraient en retirer : elles ne tirent de la gratification que de l’information elle-même », explique le psychiatre Laurent Mottron. Pendant un temps, leur vie s’organise autour de ce centre d’intérêt, dont elles changent régulièrement. « Les aspergirls étant intelligentes, créatives, et même parfois volubiles et sociables, il est facile d’oublier qu’elles sont atteintes du syndrome, et qu’il s’agit avant tout d’une forme d’autisme, prévient Julie. Alors par pitié, laissez-nous contrôler notre intérieur, laissez-nous organiser nos vêtements par couleur, laissez-nous manger la même nourriture tous les jours ou faire les mêmes choses exactement à la même heure. Si cela nous rassure, où est le problème ? Nous avons besoin de nos rituels et de nos routines, qui, comme nos stéréotypies, nous rassurent et minimisent notre confusion. »

En réalité, les caractéristiques du syndrome d’Asperger au féminin ne sont pas dissemblables de celles que l’on décrit chez les hommes, même si elles s’expriment un peu différemment chez les femmes. Dans son livre intitulé Aspergirls, Rudy Simone, Américaine elle-même touchée par le syndrome d’Asperger, résume les choses ainsi : « Nous, les femmes aspies représentons une minorité à l’intérieur même d’une autre minorité. Nous avons beaucoup des mêmes excentricités (manies), défis, habillements, traits, apparences que les hommes aspis. Mais à notre propre façon. Ce n’est pas tant que le syndrome d’Asperger se présente différemment dans la gent féminine, c’est juste qu’il est perçu différemment et par conséquent passe fréquemment inaperçu. »

Ainsi, les intérêts particuliers des filles sont souvent moins étranges, plus socialement acceptés que ceux de leurs pairs masculins. « Elles vont moins se spécialiser dans des intérêts marginaux, comme d’apprendre par cœur des données scientifiques et des dates, et s’intéresser à l’art, aux animaux et à d’autres intérêts qui sont moins singuliers pour la population en général », relate Marie-Josée Cordeau. C’est sûr qu’une petite fille qui aime énormément les chevaux attire moins l’attention qu’un petit garçon qui se passionne pour les horaires de train…

À l’adolescence…

Alors que son syndrome reste invisible, les difficultés ne font en général que s’accroître au fur et à mesure que la jeune fille grandit.

L’adolescence est souvent chaotique. Ces jeunes filles solitaires, renfermées dans leurs routines, ne comprennent pas les intérêts futiles des filles de leur âge. « Je ne discute pas de sujets de femmes en fait : le maquillage, les chaussures, les vêtements… ça ne m’intéresse pas », explique Aurore. De même, Julie décrit un comportement qu’elle trouve totalement incongru : « Les autres filles, je les trouvais très étranges et en même temps j’étais assez fascinée. Je voyais bien qu’elles s’adressaient différemment aux garçons, toutes les mimiques, elles passaient la main dans les cheveux, elles minaudaient un peu, tout ça je le repérais très bien et je trouvais ça fou, je me disais comment elles arrivent à faire tout ça en même temps ? J’essayais un peu d’imiter mais pour moi ce n’était pas du tout naturel, ça n’allait pas du tout, je tombais toujours à côté. » La différence continue donc à se creuser, et parfois de façon douloureuse : beaucoup décrivent cette adolescence atypique comme une période sombre de leur existence. Laurent Mottron précise : « Les filles commencent à investir leur apparence en gros l’année avant la puberté. Mais pas les Asperger. Donc les autres souvent les trouvent ridicules, se moquent d’elles, ou pensent parfois qu’elles sont homosexuelles parce qu’elles n’ont pas de marque de féminité… »

Largement basées sur des codes sociaux et sur l’implicite, les relations amoureuses sont également compliquées pour les jeunes filles aspies… « Si un garçon me proposait de sortir dans un bar, je pensais que c’était juste pour boire un verre. Il fallait vraiment qu’il me dise explicitement que je lui plaisais, qu’il voulait avoir une relation avec moi, sinon je ne comprenais pas », témoigne Floriane. En outre, cette naïveté les rend relativement vulnérables, car des personnes malveillantes, perverses ou manipulatrices sont susceptibles de les repérer facilement. En cherchant à imiter les autres et à se conformer à des codes sociaux qu’elles n’ont pas intégrés, elles deviennent des proies faciles : « Les filles en particulier ont une volonté de conformisme : le risque c’est qu’elles se mettent alors à accepter toutes les demandes qui leur sont faites, y compris au niveau sexuel et ça, c’est dangereux… », explique Laurent Mottron.

Du burn-out au diagnostic

Certaines se marient, fondent une famille, trouvent un emploi, apprennent à conduire… Mais même pour celles qui se sont le mieux adaptées, le malaise reste profond. « Plus on avance en âge, plus les exigences sociales sont importantes, témoigne Julie. Dans le monde du travail il faut être en interaction avec les autres, savoir communiquer, être visible, réseauter… tout ce dont on a besoin dans cette société pour réussir c’est ce qu’on n’a pas, c’est notre point faible. » Fatigue, dépression, troubles psychosomatiques… les manifestations de cette souffrance viennent de façon paradoxale masquer le syndrome d’Asperger. On traite les conséquences, mais la cause du mal-être n’est pas identifiée.

Alors que le retard français en matière de connaissance et de prise en charge de l’autisme n’est plus à démontrer – Laurent Mottron reconnaît avec ironie que « pour un grand nombre de psychiatres français le fait qu’il y ait des autistes adultes à l’intelligence normale est une découverte récente » –, elles restent livrées à elles-mêmes. Jusqu’au jour où elles découvrent enfin l’existence du syndrome et, dans un nombre conséquent de cas, grâce à Internet ! Au hasard d’une lecture, d’un blog ou d’un forum, elles se reconnaissent dans les descriptions du syndrome ou les témoignages de personnes concernées, et Google leur apporte la réponse qu’aucun psy n’avait su leur donner…

Leur parcours diagnostic peut alors prendre plusieurs mois, mais quand celui-ci est enfin posé, c’est un soulagement. Toutes racontent que la reconnaissance de leur autisme, même tardivement, a été la clef pour comprendre leurs difficultés, asseoir leur identité et trouver les moyens de réaliser leur potentiel. « Avant ce diagnostic, nous avons souvent un parcours chaotique fait de périodes de burn-out, de fatigue, d’épisodes de tristessed’épuisement, confie Julie. Ce jour-là, j’ai pu mettre un mot sur ma différence, cela a été un soulagement. » Les aspies, comme ils s’appellent entre eux, découvrent alors une communauté de personnes qui leur ressemblent, échangent à travers leurs blogs, ou sur des forums dédiés. Avec finesse et humour, elles parlent de leurs relations avec les personnes dites « neurotypiques », c’est-à-dire n’ayant pas de fonctionnement autistique (voir les extraits de blogs).

Cependant, une fois le syndrome reconnu, le handicap reste souvent « invisible ». Comme en témoigne Julia : « Quand les travailleurs sociaux ont ma RQTH (reconnaissance de qualité de travail handicapé) dans les mains ils ne peuvent pas s’empêcher de me dire : ‘‘Si c’est pas trop demandé, c’est quoi votre handicap ?’’ Ils ne le voient pas et ça les perturbe ».

Survivre dans un monde de neurotypiques

Même si elles se connaissent mieux et qu’elles ont réussi à élaborer des stratégies pour survivre dans notre monde de neurotypiques, les difficultés des femmes Asperger ne s’estompent pas complètement. La communication, qui fonctionne de façon massive dans l’implicite ou le second degré, reste un problème à l’âge adulte. « Les personnes neurotypiques sont tout le temps dans l’interprétation, elles veulent nous attribuer des pensées que nous, on n’a pas. Par exemple si on dit ‘‘il pleut, il fait froid’’, elles se disent ‘‘ça y est, elle insulte ma région’’, alors que moi non pas du tout, je fais juste un constat ! », plaisante Julia.

Mode d’être aspie ?

Des autistes qui parlent, créatifs, intelligents, sensibles… cela fait non seulement tomber quelques clichés, mais on voit également émerger deux types de conséquences. D’une part, l’agacement des familles confrontées à des situations d’autismes plus sévères, pour ce mouvement de reconnaissance positive de l’autisme de haut niveau et son accompagnement médiatique (voir interview de Marie-Josée Cordeau). D’autre part, un attrait inattendu pour le syndrome d’Asperger qui pousserait certaines personnes en quête d’identité à se déclarer autistes. Un effet de mode en quelque sorte… Laurent Mottron parle de « passagers clandestins » : « Ce sont des personnes qui ont des troubles de personnalité et qui vont sauter là-dessus parce qu’elles sont en quête identitaire… Ces personnes se revendiquent Asperger, mais pour un psychiatre, ce n’est pas très difficile de différencier une personne dans le syndrome d’un trouble de personnalité ou d’un état limite » Est-ce le revers de la médaille, la rançon de la notoriété grandissante du syndrome d’Asperger ? Quoi qu’il en soit, du côté des aspies, ça énerve… « Certains diront qu’être Asperger c’est ‘‘à la mode’’, voire ‘‘sexy’’, déplore Julie dans son blog en juillet 2015. Sexy ? Vraiment ? Alooooooors… Excusez-moi de vous demander pardon, mais je crois qu’il règne une très très légère confusion autour de l’utilisation du terme « sexy ». NON, un diagnostic de syndrome d’Asperger n’a rien de sexy, tous ceux qui vivent avec au jour le jour vous le diront. Être aspie dans une société normative et ignorante comme la nôtre est, au mieux, lourd à porter, au pire, carrément stigmatisant. Croire l’inverse est franchement insultant pour tous ces aspies qui galèrent et se battent du mieux qu’ils le peuvent pour s’intégrer. » •

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