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  • Noël au Japon par Amélie Nothomb

    Cette nouvelle a été publiée dans Le Figaro Magazine
    En 1995.


     



    Le premier Noël dont je me souvienne est celui de mes quatre ans. Je vivais alors au Japon, dans un petit village proche de la ville de Kobé, au sud de la grande île. C’était à la montagne et tout était aussi magnifique que dans les mythologies nippones imaginées par les Occidentaux.
    Nous habitions une admirable demeure traditionnelle avec un jardin zen. Mes parents veillaient à ce que la laideur ne mette pas les pieds à la maison. Au village, le mauvais goût n’existait pas. L’harmonie shinto régnait en maîtresse et ordonnait à la réalité d’être belle, c’est-à-dire d’être invisible.
    C’était le triomphe de l’esthétique « shibui » : âpreté, sobriété, ton sur ton. Pour cette raison, l’hiver apparaissait comme la saison la plus élégante : les couleurs des fleurs, des feuilles et des fruits ne venaient plus défigurer la noble atonie du paysage. Seul l’orangé des kakis rappelait encore que le marron n’était pas l’unique possibilité chromatique de l’univers.
    Ce fut pourtant au mois de décembre que je découvris la laideur, par la grâce d’une nativité galiléenne vieille de deux mille ans.
    Les Japonais adorent Noël. C’est très intelligent de leur part. Ils ne pouvaient pas trouver meilleure vengeance contre l’Occident que de mettre en valeur sa pire faute de goût : la fête du 25 décembre. Car ce n’est évidemment pas la naissance de Jésus qui les bouleverse dans cette affaire : les chrétiens sont d’ailleurs très minoritaires au pays du Soleil-Levant.
    Non : ce qui d’emblée a séduit les Nippons dans cette célébration pseudo-religieuse, c’est son kitsch.
    Les Japonais admirent Cézanne, Van Gogh, le Louvre, Florence, etc., mais ils éprouvent toujours un désarroi mêlé de dépit à constater que les Occidentaux sont capables de créer de la beauté. Quoi ? L’Orient extrême ne serait donc pas l’unique détenteur du bon goût ? Les Européens posséderaient, eux aussi, le sens de la mesure et la rigueur de l’art ?
    Heureusement, il y a Noël. Comme l’ont très bien constaté les Nippons, les Occidentaux ne communient jamais autant que dans cette grande fête de la laideur. Au musée, les dignes Européens font semblant de se recueillir devant de vénérables chefs-d’œuvre, mais il existe un démenti implacable à leurs prétentions esthétiques : c’est qu’ils ne se déchaînent jamais autant que quand il s’agit de recouvrir leurs cités de guirlandes, d’étoiles lumineuses, de boules multicolores et d’autres horreurs.
    Bref, rien ne conforte autant l’empire du Soleil-Levant dans son instinct de supériorité que ce délire hivernal. Pour cette raison, aucun folklore occidental n’a été autant importé au Japon que Noël. Non pas pour le célébrer, mais pour le parodier et couvrir l’Ouest d’un ridicule justifié.
    Revenons-en à mon premier souvenir de Noël. J’avais donc quatre ans et je n’avais jamais vu autre chose que le beau. Et voilà qu’un matin je découvris le village endimanché d’atrocités : les ruelles ombreuses étaient parées d’un fatras de guirlandes électriques, de boules que je crus faites en emballages de chocolat, d’angelots à paillettes et de crèches phosphorescentes.
    Hilare, je demandai à ma gouvernante japonaise ce qui se passait.
    - Kurisumasu, répondit-elle.
    - « Christmas », fallait-il entendre.
    Je n’avais jamais entendu ce mot et j’allai demander à ma mère ce dont il s’agissait. Elle m’expliqua une confuse histoire de méchant roi, de gentil bébé, d’âne, de bœuf et de fromages (c’est ainsi que je compris le vocable « rois mages »). C’était arrivé longtemps auparavant.
    J’acceptai cette fable sans difficulté. Quelques détails demeuraient cependant obscurs. Par exemple, quel rapport pouvait-il y avoir entre la naissance de ce bébé illustre et la laideur invraisemblable de ce bric-à-brac ? C’était bizarre. Dans la montagne, j’avais vu un temple zen et l’on m’avait expliqué que c’était la maison de Dieu : j’en conclus, étonnée, que Dieu avait des goûts très changeants.
    Quant au kitsch de Noël, dont je venais de faire la découverte fracassante, il ne me dérangea pas le moins du monde. Peu à peu, je me surpris à l’aimer, non que j’eusse perdu la raison au point de trouver cela joli, mais parce qu’il y avait quelque chose d’attrayant dans ce folklore hideux : les enfants adorent le clinquant, les strass et le toc. Sans doute trouvais-je en ces décorations grotesques la part de mauvais goût dont manquait encore mon univers et dont l’âme humaine a tant besoin pour son épanouissement. Peut-être est-ce à cause de cela qu’aujourd’hui j’éprouve tant de sympathie pour les sapins enguirlandés, les crèches et autres contes de Noël.