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Dr Xavier Pommereau Jean-Philippe de Tonnac : Le mystère de l’anorexie




Albin Michel
Ouvrage publié sous la direction
de Mathilde-Mahaut Nobécourt
© Éditions Albin Michel, 2007

Le double

Je suis moi et pas...
Deux ombres qui se séparent
Sans même un regard.
L’une est colorée et égayée.
L’autre est limpide et vide.
C’est un tiraillement qui ne cesse,
De jour en jour,
Je me dis parfois : partira-t-il un jour ?
Sera-t-il là pour toujours ?
C’est comme un « oui mais... »
Qui s’est entêté et ancré.
Mon esprit dit : jamais plus !
Mon corps dit : continue !
C’est une dissociation,
Une division,
Entre moi et toi, qui est quoi ?
Je ne sais pas !
L’impression d’être possédée
Va-t-elle cesser ?

Anaïs


« Ombre impressionnante, je me révèle en négatif et
refuse tout développement. Je n’absorbe rien et erre telle
une âme en peine. Qui suis-je ? »


Voilà comment pourrait se deviner l’anorexique mentale
s’il fallait restituer à mots couverts son irrésistible envie de
s’incarner fantôme, à l’image de ces clichés photographiques
qui prétendent saisir la réalité d’une apparition.

Avec, en l’occurrence, un double but : impressionner la pellicule de
la manière la plus ténue possible, afin d’incarner le comble
de la légèreté charnelle ; mais aussi faire impression sur les
autres pour s’afficher terriblement saisissante.

Tel serait le portrait de cette jeune fille pubère des pays riches qui a la
hantise de grossir et qui s’acharne littéralement à maigrir
par tous les moyens. Jusqu’à rendre exsangue sa féminité
et n’avoir quasiment plus que la peau sur les os. Icône de
la mode, sirène des sites pro-ana 1 ou plus souvent élève.


1. Les jeunes filles qui se racontent et s’exhibent à travers les sites
pro-ana (ou pro-anorexie) évoquent l’anorexie comme un choix de
vie, voire une esthétique de la maigreur. Ces sites sont officiellement
interdits.
Brillante qu’aucune frasque ne vient ternir, elle mène un
combat tragique contre elle-même, au risque d’en mourir.
Une lutte obscure contre la faim, contre les aliments et les
calories. Une quête éperdue d’épure pour réduire le corps
à n’être que l’ombre de lui-même…


Ses armes ? Le filtrage plus ou moins sévère des entrées,
allant de la privation pure et dure au tri alimentaire et au
comptage calorique en perpétuelle chasse au gras et au
lourd. Et, bien sûr, le contrôle des sorties à l’aide de tous
les procédés d’élimination susceptibles de creuser les formes
pleines du corps et de faire saillir le dur là où s’incarnent
naturellement le rond et le souple : vomissements
provoqués, usage immodéré de diurétiques ou de laxatifs,
hyperactivité physique, exposition au vent ou au froid, etc.
Des moyens confondants au service d’un engagement
intransigeant dans la maigreur et la raideur. Une retenue
et un maintien qui contrastent avec une avidité déconcertante
pour les nourritures intellectuelles et, souvent, avec
des moments de « lâchage » boulimique affectant la nourriture
elle-même – lâchage source de culpabilité ou de
honte de soi entraînant en retour un auto renforcement des
mesures de restriction et de contrôle.

Cercle vicieux et épuisant qui aboutit à une logique de plomberie, alternant
engorgements, remplissages et vidanges du tube digestif.
Avec un déni des troubles tellement massif que l’on se
demande souvent si la raison n’a pas été définitivement
emportée par cette folie alimentaire et ce délire corporel.


Et une telle volonté de taire les diverses manipulations
auxquelles elle se livre que l’on est tenté de juger l’anorexique
comme une déviante ne trouvant du plaisir que dans le masochisme et la provocation sadique de son entourage…
Force est de la reconnaître malade, mais qui ou quoi l’a rendue ainsi ?
Si la jeune fille concernée peut facilement se retrouver dans le portrait-devinette de l’« ombre en négatif », le mystère de l’anorexie reste cependant pour elle entier, même
Lorsqu’elle finit par s’avouer malade, en proie à la dépression,
au doute et à l’épuisement.

Que sait-elle exactement ?
Depuis le début de l’adolescence, elle s’insupporte de se
voir toujours trop grosse et veut réduire ses formes, soumettant
donc son alimentation au régime sec.

Pourquoi est-elle la seule à exécrer des rondeurs corporelles que les
autres qualifient de féminines et de naturelles ? Elle ne
saurait le dire. Et d’où vient ce dégoût que lui inspirent
certaines prises alimentaires, un dégoût majoré lorsqu’elles
ont lieu à la table familiale ? Mystère…


Du côté des parents, l’énigme se teinte de reflets de
culpabilité. Même si les spécialistes eux-mêmes affirment
que l’anorexie mentale est une maladie complexe aux causes
multifactorielles, les parents peuvent-ils raisonnablement
s’exonérer de toute implication dans ce refus farouche
que leur fille manifeste non seulement pour se nourrir mais
aussi pour participer aux repas de famille ?

Une telle opposition ne vient-elle pas dénoncer qu’ils ont été trop laxistes
ou, au contraire, trop soucieux de la voir se conformer àleurs normes du « bien-manger » ?

Mais comment expliquer une disproportion aussi flagrante entre leurs éventuels
flottements éducatifs et cette lutte à mort que l’adolescente mène contre la faim, la nourriture et le partage des repas ?
Disproportion que souligne d’ailleurs cet autre constat : sa soeur ou son frère n’ont, eux, jamais eu de problème alimentaire.

Et pourquoi l’anorexie frappe-t-elle bien plus les filles que les garçons ? Autant de questions qui restent sans réponse et qui interpellent, sinon l’éducation parentale,
du moins la vie de famille…

Sachant qu’à l’hôpital le traitement de l’anorexie passe par l’éviction des parents,
faut-il en conclure qu’on les soupçonne d’exercer une « mauvaise influence » sur la jeune fille ?

Mais en ce cas,de quelle nature serait cette influence qui échappe à l’entendement
?

Sont-ils, comme le disent certains, des parents
« toxiques » et, si oui, en quoi le sont-ils ?

Eux ont la conviction d’aimer leur fille, de ne lui imposer aucune exigence alimentaire particulière et d’être même prêts à la laisser composer ses propres menus.

S’il doit être question de contester leurs apports, peut-être faut-il chercher du
côté de la génétique. Ont-ils transmis sans le savoir ungène défaillant ou nuisible impliqué dans la régulation de l’appétit et de la satiété, gène que les remaniements hormonaux pubertaires auraient activé ? Mystère, encore…


Mais hypothèse ouverte qui n’explique toujours pas pourquoi leur fille s’acharne tant à faire fondre ses formes.
L’influence ou l’implication parentale supposée n’aurait elle pas à être relativisée, comparée à celle, évidente, du contexte d’une société de consommation où se conjuguent la surabondance de l’offre alimentaire et le triple culte del’image, de la minceur et de la performance ?

Interrogations qui se croisent, tels les chemins d’un labyrinthe, sans que
se laisse deviner la sortie de l’impasse…
Quant aux soignants, que savent-ils vraiment ? L’anorexie mentale se joue des classifications diagnostiques troubles de la personnalité ou de l’humeur.

Le trouble est très stéréotypé dans sa forme mais il ne relève d’aucune
pathologie mentale caractérisée.

D’ailleurs, aucun médicamentn’a d’action sur le trouble lui-même.

Et s’il est vrai que les familles les plus touchées ont un niveau socioéconomique
plutôt aisé, il n’y a pas de configuration familiale typique.

D’autre part, la maladie est difficile et très longueà traiter, imposant l’hospitalisation dans les cas graves.

Mais comment expliquer que telle jeune fille semble en tirer
rapidement des bénéfices alors que telle autre se montre
imperméable aux soins ?

De quoi dépend l’évolution favorable, sachant qu’elle sera émaillée de rechutes probables sans que ni l’âge d’apparition ni la gravité du premier
épisode ne permettent d’en anticiper la fréquence et l’importance ?

La plupart des programmes thérapeutiques comportent une période d’isolement plus ou moins longue, assortie d’un contrat de poids donnant progressivement accès aux autorisations d’aller, de venir et de communiquer.
Faut-il voir ce protocole comme une politique de « la carotte et du bâton » ; est-ce ce maniement de l’incitation et de la menace qui finit par produire un déclic salvateur ?


Ou bien ces aménagements n’ont-ils d’effets positifs qu’à la condition de matérialiser des paliers permettant de sesituer en regard de différentes figurations de l’absence, du vide et du manque ?

Mais comment rendre ce travail tolérable et faire en sorte qu’au lieu d’être subi par les patientes et leur entourage, il puisse être investi par euxavec l’aide des soignants ?

Quelle est alors la nature exactede ce travail et quelles doivent en être les principales
modalités ?

Questions insistantes qui mobilisent les équipesde soins, les divisent parfois, et conduisent à diverses applications thérapeutiques dont aucune ne peut aujourd’hui
prétendre avoir levé le mystère de l’anorexie, laissant en  suspens l’idée même de guérison…
Ces divers aspects, les auteurs avaient de bonnes raisons de vouloir les explorer en croisant leurs points de vue.


Psychiatre et responsable du Pôle aquitain de l’adolescent au centre Abadie du CHU de Bordeaux, Xavier Pommereau dirige deux équipes hospitalières – l’une engagée dansla prise en charge des adolescents suicidaires, l’autre danscelle des adolescents anorexiques.

Dans l’une et l’autre unités, il a développé avec ses collaborateurs une stratégie
thérapeutique originale autour de la notion de « corps groupal ».

Ce que les patients concernés ne parviennent pas à élaborer avec des mots au sujet de leurs conduites d’agir et de leurs manœuvres d’attaque corporelle est incarné et mis en scène dans les mouvements du groupe au cours d’ateliers et d’activités spécifiques.

Peu à peu, qu’ils soient suicidaires ou anorexiques, ce travail métaphorique
leur permet de commencer à donner du sens à ce qui les agite ou les persécute dans leur chair, et les prépare à s’investir dans un suivi psychothérapique dès qu’ils quitteront l’hôpital.

L’objectif de Xavier Pommereau est ici de rendre compte de ses hypothèses et de ses méthodes de soins, mais aussi de ses questionnements en cours, en les soumettant à l’expérience, au regard critique et à l’analyse d’un fin connaisseur de la problématique.


Essayiste, journaliste, Jean-Philippe de Tonnac est en l’occurrence un homme qui a connu l’anorexie mentale à partir de l’adolescence.

Il a mené voici trois ans une enquête sur le « jeûne anorexique » qui a donné corps à
un livre dans lequel il a rassemblé différentes interprétations de cette « passion » de la faim volontaire ou involontaire.


Dans son esprit, l’anorexie découverte par la psychiatrie en 1874 ne pouvait être sans relation avec l’expérience du jeûne en Occident dans sa composante mystique, artistique et politique.

Son enquête l’a amené à rencontrer Xavier Pommereau à Paris puis à Bordeaux, rencontre rapportée dans Anorexia, Enquête sur l’expérience de la faim
(Albin Michel, 2005).


Une relation de confiance et d’estime réciproque, l’envie partagée d’explorer les arcanes de cette mystérieuse maladie, des apports et des échanges affectifs les ont conduits à imaginer une série de rencontres plus structurées où ils
livreraient sans fard leur expérience et leur vécu.

Exploration inédite évitant d’un côté comme de l’autre la maîtrise du discours, qu’il s’agisse des explications académiques ou des justifications alibis.

Leur objectif était d’ouvrir de nouvelles voies de passage entre la leçon médicale autosuffisante et le témoignage soigneusement contrôlé.

Voies à haut risque pour l’un comme pour l’autre, mais voies irrésistibles dans la mesure où chacun acceptait de sortir de son rôle titre pour engager un dialogue gagé sur la sincérité et l’authenticité.

Retranscrits et mis en forme, ces entretiens ont été travaillés à quatre mains dans le souci d’en conserver la spontanéité.

Les auteurs les livrent avec la conviction qu’ils pourront aider tous ceux qui, impliqués d’une manière ou d’une autre dans le drame anorexique,
ont à coeur d’en dévoiler un jour l’infernale logique

Xavier Pommereau –

Peut-être devons-nous dire pour commencer que nous n’avons pas, ni vous ni moi, le fin mot sur l’anorexie mentale.


Jean-Philippe de Tonnac – Le thérapeute que vous êtes peut-il commencer cet échange par un tel aveu ?


– Parfaitement. Depuis que la médecine cherche à la cerner, l’anorexie ne cesse de se dérober.

Croit-on la saisir dans le rapport qu’elle instruit avec le fait de manger et
nous saute à la figure que le grec anorektos, « sans appétit, sans désir », semble étonnamment inapproprié pour la désigner, même assortie du qualificatif de «mentale » qui la distingue de la banale perte d’appétit.

Doit-on entendre sans accès au plaisir charnel ou bien en lutte contre l’appel
de la chair ?

Quant à cet acharnement à vouloir maigrir avec l’insatiable conviction d’être encore trop gros lorsqu’on est déjà très maigre, de quelle folie est-il l’expression ?


– les personnes concernées paraissant douées de la plus parfaite des raisons pour tout ce qui touche à autre chose qu’à la nourriture et au corps ?

Reste que l’anorexie mentale est une terrible maladie qui peut tuer et qui concerne
un nombre préoccupant de jeunes gens, principalement de jeunes filles, générant des réponses thérapeutiques diverseset tâtonnantes.

Et plutôt que d’en taire les mystères et de camper sur des positions convenues, je suis convaincu que la confrontation de nos deux expériences peut ouvrir des
pistes de réflexion prometteuses.


– Il faut rappeler que nous commençons ces entretiens au moment où les milieux de la mode sont endeuillés par le décès de deux top models coup sur coup, victimes l’une et l’autre d’une anorexie grave.

Les médias ont largement rapporté la stupeur que ces événements ont provoquée et
rendu compte des débats passionnés qu’ils avaient suscités.


– C’est l’occasion de vérifier une nouvelle fois que lorsque les médias traitent de l’anorexie, ils ne s’appesantissent généralement pas sur les troubles alimentaires eux-mêmes.
Ceux-ci sont ramenés à un refus de manger normalement, dans le but de maigrir. Tout le monde part du principe que l’on sait pourquoi certains jeunes gens s’acharnent à toujours plus de maigreur alors qu’ils sont éventuellement déjà très maigres.

Ils se laissent entraîner par la fameuse « dictature de la maigreur » donnée comme un fait de société.

Les top models ne font pas exception à la règle.
Et ce qui intéresse les médias, c’est de chercher qui en sont les prosélytes.C’est le fameux « À qui la faute ? ».

On pense en effet que des jeunes filles déclarant comme Justine : Ce matin j’ai décidé d’arrêter de manger (Oh ! Éditions, 2007), qui sont donc décidées, volontaires et apparemment saines d’esprit, sont forcément sous influence pour en arriver à de
telles extrémités.

L’anorexie est, à tort, présentée comme un choix, et ce choix ne peut que déboucher sur des excès du fait de la vulnérabilité des ados et de la force de persuasion de ceux qui prônent la maigreur.


– Et qui se tient sur le banc des accusés ? Une société qui joue avec les canons de la beauté, qui adore un jourles rondeurs et les exècre le lendemain.


– Ainsi rattachée au culte de la minceur, l’anorexie est en effet interprétée comme une « maladie culturelle ».

Le raisonnement est le suivant : dans les pays pauvres, les rondeurs féminines sont un signe de richesse, d’aisance.
C’était d’ailleurs le cas, jadis, dans notre société, jusqu’à ce que la modernité redéfinisse ces canons de la beauté.
Pourquoi ce culte de la minceur ? Sans doute d’abord en réaction à une société de consommation où les richesses sont synonymes d’opulence, de fièvre consumériste.

Des collègues venus de pays africains démunis, de passage à Bordeaux dans le cadre d’un programme de coopération, pointaient ce contraste de nous voir soigner des jeunes filles ayant « choisi » d’être cachectiques, tandis que nos
centres commerciaux regorgent de nourritures.

D’un côté, des anorexiques qui se privent et, de l’autre, « deux cents mètres de poulets dans leurs emballages » !

L’évolution du morphotype, qui va de pair avec celle des sciences et des
techniques, joue également en faveur de silhouettes élancées plutôt que massives. Mais notre société est aussi celle de la performance et du contrôle de soi. Il s’agit d’être alerte, vif, svelte pour surfer sur les difficultés de l’existence.
Il s’agit aussi de maîtriser ce que l’on donne à voir de soi, donc ses formes.

Remarquons au passage que la transformation pubertaire des filles et des garçons modifie radicalement ces fameuses formes corporelles avec une différence
notable selon le sexe : entre 13 et 16 ans, les filles prennent six kilos de graisse (rondeurs féminines) tandis qu’entre 14 et 17 ans les garçons prennent, eux, huit kilos de muscle en moyenne !

Cette différence explique sans doute pourquoi toutes les jeunes filles se mesurent le diamètre des cuisses et qu’elles craignent beaucoup plus que les garçons de prendre du poids.


– Le corps a ses raisons que la raison sociale ne connaît pas ou feint d’ignorer.


– Quelles tournures prendront alors ces excès ?

L’épure anorexique… ou son contraire, l’abandon obèse. Avec pour point commun l’addiction que l’on pourrait définir comme la prise de pouvoir du corps sur l’esprit. Dans notre société de consommation, toutes sortes de nourritures matérielles prétendent combler nos besoins et répondre à nos attentes.

Et, comme par hasard, on voit augmenter les troubles des consommations – addictions à diverses substances et pratiques comprises – dans le sens du lâchage ou
dans celui de la retenue, certaines personnes passant de l’un à l’autre comme dans l’anorexie-boulimie.

Les descriptions et les témoignages abondent pour livrer la descente
aux enfers de jeunes filles qui avaient jusque-là tout pour être heureuses. On interroge leurs parents qui déclarent n’avoir tout d’abord rien vu, puis avoir tout fait pour les aider, mais qui n’ont pu les sortir de la spirale infernale.


Impuissance mêlée de culpabilité, puisqu’ils sont les parents et que les troubles alimentaires attaquent la vie familiale.

Mais impuissance et culpabilité largement aggravées, disent-ils, par les discours médicaux préconisant l’isolement pur et dur de leur fille en milieu hospitalier.


Le mystère de l’anorexie sage, je dois reconnaître qu’ils ont été longtemps considérés
par la médecine (psychiatrie comprise) un peu comme des pestiférés. Sur l’air de la mère « toxique » et du père « insignifiant», il a fallu du temps pour que les choses commencentà bouger…

Eux en ont gardé un très mauvais souvenir. Exclus des soins, privés de tout contact avec leur fille pendant des mois, ils se sont sentis accusés d’être de « mauvais parents », accusation que contestent d’ailleurs les principales intéressées avec la plus grande énergie. Celles-ci n’ont rien à reprocher à leurs parents. Elles se trouvaient
seulement trop grosses.

C’est cela qui les a incitées à faire un régime, régime qui a dérapé pour des raisons qu’elles ne s’expliquent pas.

Qui a bien pu leur monter ainsi la tête ? On regarde du côté des fabricants d’images… La mode n’est-elle pas vouée dans nos sociétés au culte de la minceur ? Et les sites pro-ana sur Internet ne sont-ils pas de véritables sergents recruteurs ?


– Avec, dans un cas comme dans l’autre, un débat qui s’exacerbe, des accusations qui se précisent…


– Rappelons que ce débat a pris toute son ampleur à partir de septembre 2006, date de la décision des organisateurs de la Pasarela Cibeles, le grand rassemblement de
mode madrilène, d’interdire de défilé cinq mannequins jugées trop maigres, suivant en cela les critères de la Société espagnole d’endocrinologie et de nutrition.

Des jeunes filles dont l’IMC, l’indice de masse corporelle (le poids en
kilos divisé par le carré de la taille en mètre), est égal ou inférieur à 18.

Précisons qu’un mois auparavant, une mannequinuruguayenne était morte d’épuisement à la fin d’un défilé. La rumeur disait qu’elle ne se nourrissait plus que
de salade.

Mises en garde, débats, accusations se sont fait entendre, largement relayés par les médias. À cela est venu s’ajouter un nouveau drame : à Sao Paulo, la presse a
rapporté le décès d’Ana Carolina Reston, une jeune topbrésilienne de 18 ans, quarante kilos pour 1,74 mètre,morte des suites de son extrême faiblesse…


– La tentation fut alors d’interdire de podium des jeunes filles jugées trop maigres, de préserver ainsi nos adolescentes de l’influence délétère de la mode dès lors que celle-ci fait de la maigreur son fer de lance. Que pensez-vous de
ce genre de solution ?


– Prendre des mesures énergiques pour obliger les milieux de la mode à entendre que le culte de la minceurdoit avoir des limites me semble normal. Il s’agit d’abord
d’éviter que des mannequins puissent se mettre en danger en se laissant glisser sur la pente de l’épure.

Gardons-nous pourtant d’imaginer naïvement que ces mesures pourraient
prévenir l’anorexie.


– Même tentation d’interdire, s’agissant des sites proana: fermer les sites ou les blogs à travers lesquels des jeunes filles anorexiques font l’apologie de leur maigreur
présentée comme une recette ou une philosophie de vie.


La traque des coupables est donc pour vous une sorte de
leurre ?


– Malgré ce qu’elles disent et souvent ce qu’elles croient elles-mêmes, les jeunes filles qui deviennent anorexiques ne sont pas emportées par cette pseudo-fièvre de la minceur.
De la même manière qu’il est illusoire de vouloir comprendre les toxicomanies en se contentant d’affirmer que c’est la drogue qui crée le drogué et en escamotant
l’histoire de cette sinistre « rencontre », il ne faut pas croire que c’est l’influence des sites pro-ana ou de la mode qui mène à l’anorexie.


– C’est évidemment aux médecins de faire la part des choses. Une jeune fille qui fait un régime n’est pas une jeune fille anorexique. Une grande jeune fille très mince
n’est pas une grande jeune fille forcément malade.


– Nous devons naturellement, nous professionnels de santé, aider ces milieux de la mode à y voir plus clair. C’est donc à dessein que les médias, prenant le relais des soignants,s’évertuent aujourd’hui à faire mieux connaître le fameux IMC, lequel permet de déterminer entre la minceur et la maigreur une ligne de partage des eaux.

Entre20 et 25, l’IMC sera considéré comme normal. Au-dessus,on sera en surpoids. En dessous, de 18 à 20 on sera mince, de 16 à 18 on sera maigre, en dessous de 16 on entrera dans la zone rouge.


– Pouvez-vous donner des exemples concrets ?


– Prenons une jeune fille de 1,70 mètre. Si son poids est de quarante kilos, son IMC sera égal à 14. Inutile de préciser qu’un suivi médical est recommandé. Pour atteindre un IMC de 16, son poids devra franchir la barre des
quarante-cinq kilos. Elle est encore sur le fil rouge. Cinq kilos de plus, soit cinquante kilos, lui donneront un IMCde 18.

Avec encore cinq kilos de plus, elle sera considérée comme ayant un poids normal pour sa taille. Attentiontoutefois de ne pas tomber dans l’arithmomanie !

L’IMC dépend de l’âge et ne prend pas en compte les différences de constitution. À l’adolescence, il reste un repère facile à apprécier. D’accord donc pour que l’IMC participe dorénavant d’une réglementation beaucoup plus stricte pour encadrer le monde de la mode. Mais empressons-nous d’ajouter que ce n’est évidemment pas cela qui réglera le problème de l’anorexie.


– Je vous propose de répondre d’entrée de jeu à la question qui hante à la fois les adolescentes et leur famille.


– Laquelle ?


– Si une jeune fille commence un régime au moment de la puberté, va-t-elle nécessairement devenir anorexique ?


– Pas du tout.Mais il faut s’entendre sur ce que « régime » veut dire.

S’il s’agit pour elle de « garder la ligne » en faisant attention à ce qu’elle mange, en évitant le grignotage et les excès de sucre, de sel et de gras, pas de problème, on ne
parlera d’ailleurs pas de régime mais de simple équilibre alimentaire. Passons aussi sur les fantaisies qui amènent nombre de jeunes filles à se restreindre pendant quelques jours ou à supprimer tel ou tel féculent de leur alimentation, convaincues qu’elles sont d’avoir les cuisses un peu trop grosses et « deux kilos à perdre ». Tant que ces fantaisies ne durent pas et qu’elles restent modérées, il n’y a pas
de souci à se faire.

Le vrai régime est celui de la jeune fille en surpoids qui doit perdre plusieurs kilos. Celui-là demande à être encadré par une diététicienne ou un nutritionniste.


Tout cela n’a rien à voir avec les privations de l’anorexie mentale. Dans ce dernier cas, le soi-disant « régime » est en réalité un ensemble de conduites qui procède de l’élimination : sélection draconienne des aliments, assortie de toute une batterie de moyens pour parvenir à réprimer ce corps en trop. Et le caractère déterminé
de la jeune fille, l’inflexibilité et l’exagération de sa diète feront toute la différence.


– Une volonté de fer comme cuirasse contre la faim…


– Oui, et la chasse aux coupables va s’expliquer précisément par la dimension a priori « volontaire » de l’entreprise.
Dans la mesure où ces jeunes filles affirment vouloir perdre du poids parce qu’elles se trouvent trop grosses, dans la mesure aussi où elles ne paraissent pas folles, on les croit animées d’une intention parfaitement consciente. Et comment auraient-elles pu s’infliger de semblables privations si ce n’était sous l’influence de tout ce qui, dans nos sociétés,participe de cette idolâtrie de la minceur ?

Jeunes filles sous influence implique recherche de coupables. L’équation est imparable. On perd ici totalement de vue que dans l’intentionnalité, il y a toujours une part consciente qu’il est possible d’argumenter et une part inconsciente.

Or c’est bien d’une intentionnalité inconsciente que relève le « régime sec » qui est à l’origine de l’anorexie, tandis que les motivations de l’adolescente qui veut simplement perdre un peu de poids restent à la fois mesurées et tout à fait
identifiables.

La thérapie visera donc à mettre en lumière cette intentionnalité inconsciente de manière à permettre à la jeune fille, par paliers, de s’en dégager, de moins la subir. Dans certains cas, malheureusement, ce travail n’aboutira pas et le pourquoi de cette entreprise effroyable d’amaigrissement demeurera sans réponse. Jamais pourtant
nous ne réussirons à effacer cette intentionnalité inconsciente.
Nous en atténuerons l’intensité, bien entendu, et même au point que la jeune fille pourra vivre quasi normalement. Mais un « vent » risquera de toujours souffler
dans sa tête.


– L’urgence paraît bien être ici de déculpabiliser.

D’abord les malheureux parents qu’on a implicitement montrés du doigt. Ensuite les jeunes filles qui rendent compte de leur expérience dans des ouvrages ou qui créent des sites proana, mais qui le font parce qu’elles sont sous le coup de cette « passion » de maigrir et qui ne le savent pas.

Les milieux de la mode, enfin, qui ne sont pas animés d’intentionscyniques mais qui sont eux aussi leurrés par la maladie.
C’est parce que notre conversation se tient au moment où notre société est persuadée de tenir enfin les vrais coupables que nous devons réaffirmer ce postulat initial : pas de chasse aux sorcières qui tienne, parce qu’il n’y a pas de
sorcières.


– Nous voyons par là comment s’articulent la fascination qu’exerce l’anorexie, dont on devine malgré tout qu’elle renvoie à des problématiques complexes, et la force du leurre :
leurre de ne pas avoir vu que le problème existait déjà ; leurre dans les explications qu’on essaie d’avancer ; leurre enfin dans cette croyance que des mesures visant à mettre hors de vue les « mauvais exemples » vont permettre d’éradiquer le problème.

Ce que ces mesures vont permettre de dégonfler, c’est la visibilité du phénomène. Et rien d’autre.


– C’est à peu près le sort qu’on a réservé aux fumeurs : les cacher, les inviter à aller fumer dehors, loin des regards.
Maintenant, pouvez-vous me parler de ce risque d’imitation propre aux adolescents, que l’on craint tant ?


– Vouloir « faire pareil » que les autres est bien une revendication adolescente. Les jeunes veulent se retrouver entre semblables, partager des codes et des pratiques, s’inscrire dans une communauté d’appartenance. Les modèles qu’ils se choisissent brillent de mille feux comme autant de « mêmes » qui auraient réussi… et qui généralement déplaisent aux adultes ou, à tout le moins, ne correspondent
pas à leurs vues.

Évidemment, lorsque nos sociétés font l’apologie d’une déviance pour susciter l’adhésion des adolescents (à des fins commerciales ou idéologiques), il y
a danger.

Ne soyons pourtant pas dupes lorsque nous parlons d’identification. Les adolescents qui vont plutôt bien peuvent s’inspirer de modèles sans pour autant les copier.
Et ceux qui vont mal cherchent davantage à y trouver de l’identique qu’à les suivre aveuglément : le modèle est alors un miroir d’eux-mêmes davantage qu’un exemple à reproduire.
Eux aussi ont d’ailleurs tendance à se regrouper entre semblables. Qui se ressemble s’assemble, finalement, dans la plupart des cas. Avoir des affinités, qu’est-ce sinon trouver du « même que soi » dans l’autre, et réciproquement ?
Les sites pro-ana sur Internet en sont une autre illustration.
Les jeunes filles décharnées qui s’y exhibent, trafiquent leur image pour se montrer encore plus squelettiques, sont des anorexiques qui font corps ensemble, à défaut de pouvoir habiter le leur et de supporter leur solitude. Et celles qui sont tentées de les rejoindre ont nécessairement des préoccupations personnelles semblables.


– Donc nous relâchons les suspects… Pas de regrets ?


– En se focalisant sur le refus de manger, sur l’amaigrissement, on finit par oublier qu’il est porteur d’une signification pour le groupe familial tout entier. C’est un peu
comme si on se demandait pourquoi il y a des problèmes sur la bande de Gaza entre Palestiniens et Israéliens et qu’on se refusait à élargir le champ de vision pour replacer ces différends à l’intérieur d’un développement historique très
complexe et surtout très long.

Si on n’a pas cette levée de zoom, alors on va rester nécessairement collé au factuel.
De ce point de vue, on n’est pas aidé non plus par les patientes qui, ne sachant pas pourquoi elles souffrent, ont tendance à rapporter leurs problèmes à ces facteurs que
livrent les médias. Dans le cas le plus typique, la jeune fille explique son anorexie par un régime commencé à la puberté. Un régime qui a mal tourné. Le processus est
donné comme irrémédiable. Parce que nous sommes dans une société de la minceur et de la sveltesse, parce que la mode et les médias sont de ces idéaux les porte-parole implacables, parce que les jeunes filles, et c’est bien compréhensible,
cherchent à être séduisantes, il est normal alors que celles-ci fassent le choix de se restreindre et de maigrir pour coller au plus près à ce qu’on attend d’elles. Constater
que certaines d’entre elles, pour des raisons qu’on ne comprend pas très bien, voient la machine s’emballer et sont emportées par leur régime, cela apparaît alors comme une conséquence affreuse mais prévisible. C’est un raisonnement commode mais qui ne tient pas.


– D’autant plus lorsqu’on est un garçon soudain indisposé par son enveloppe charnelle à l’adolescence et qu’on n’a pas pour habitude de fréquenter ni les podiums ni les magazines de mode.


– Vous avez tout à fait raison de le rappeler. Il y a un leurre à n’explorer l’anorexie que d’un point de vue socioculturel.
Ce que l’opinion constate, c’est une augmentation très forte des troubles du comportement alimentaire. Et d’ailleurs pas forcément sous la forme la plus grave et laplus constituée qu’est l’anorexie, mais sous ses formes modérées ou transitoires.

Le nombre de jeunes filles qui, sans être pour autant malades, ont de véritables troubles est considérable et a de quoi frapper de stupeur, en effet.


– C’est un constat fait par l’ensemble des professionnels de santé ?


– Oui, et un constat qui doit être pris en compte. Les formes graves d’anorexie-boulimie concernent 1 % des adolescentes, soit au moins trente mille jeunes Françaises.
Et les TCA (sigle tombé dans le domaine public pour « troubles des conduites alimentaires ») qui s’expriment par des crises de boulimie suivies de vomissements provoqués ont fortement augmenté depuis deux décennies, atteignant
une à deux jeunes filles sur dix.

Le contexte social y est donc forcément pour quelque chose. On peut penser qu’il
favorise l’expression de certains troubles, tandis que d’autres ont, au contraire, tendance à régresser. Chez les adolescentes, les crises de spasmophilie sont ainsi beaucoup moins fréquentes que dans les années 70-80.

Si les mentalités et les modes de vie évoluent avec le progrès des sciences et des techniques, pourquoi n’en serait-il pas de même des troubles et des symptômes ? Dans une société qui vit en direct la révolution des échanges et des communications
tous azimuts, les TCA font symptôme dans le système familial d’aujourd’hui. Nous voyons par là que la sociologie et la psychologie n’ont pas à être opposées et
qu’elles apportent chacune leur part de vérité.

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