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La tentation anorexique

Combien, pour se plier aux diktats des magazines, tiennent leur corps en laisse jusqu'à le maltraiter" Ce qui est sûr, c'est qu'elles sont dix fois plus nombreuses qu'il y a vingt ans, surtout parmi les adolescentes. Un désir de «beauté» qui ne va pas sans risque

Source : http://www.lexpress.fr/informations/la-tentation-anorexique_621655.html

Par Remy Jacqueline, publié le

"Elle a choisi son heure, son restaurant, sa place dans la salle. Elle mange avec circonspection, mesurant son plaisir. Pendant des mois, au début des années 90, Anne-Sophie Rouvillois a rusé avec la nourriture, flirtant avec la mort. Aujourd'hui guérie, elle s'est inspirée de son anorexie pour publier un joli roman tremblé, touchant jusque dans ses maladresses (Le Pas de base, Belfond). A 28 ans, les joues pleines, le regard dévorant, elle ne tient à accuser personne. Pourtant, elle ne se serait peut-être jamais laissé engloutir par l'anorexie si, un jour, au retour de vacances en Italie, elle ne s'était trouvée «moche et grosse» pour 4 kilos de trop, qu'elle a sur-le-champ décidé d'effacer - reddition au culte de la minceur. «L'anorexie, c'est le mal du siècle», affirme-t-elle. 

Comme elle, des nutritionnistes, des psychiatres, des parents affolés dénoncent aujourd'hui un mal qui sécrète, depuis quelques années, des kilomètres d'études et d'ouvrages spécialisés alors que sur les murs de toutes les capitales du monde campent des mannequins brindilles et des petites filles déguisées en vamps. Les faiseurs d'images sont-ils responsables? La mode maigre incite-t-elle les adolescentes à faire fondre leur corps jusqu'à l'assassiner, comme le disent les féministes améri- caines? Et si la tentation anorexique se fondait d'abord sur une crise des modèles féminins et une peur massive de grandir? 

 
 

Selon des nutritionnistes français, le nombre d'anorexiques aurait décuplé en vingt ans. Des études américaines estiment que de 1 à 5% des adolescentes sont touchées. Le psychanalyste Eric Bidaud, qui vient de publier un essai sur le sujet (Anorexie mentale, ascèse, mystique, chez Denoël), assure que des troubles alimentaires perturbent environ 10% de la population féminine, qui, au moment de l'adolescence, oscille entre le refus de manger et la boulimie. L'anorexie mentale conduit à la mort une de ses victimes sur dix, mais, remarque Eric Bidaud, «de plus en plus d'adolescentes traversent aujourd'hui des épisodes anorexiques moins lourds, dus à leur soumission à des images d'une féminité maigre et d'un corps maîtrisé». L'obligation, pour une femme moderne, de tenir en laisse son corps et ses graisses aurait-elle succédé au devoir de refoulement sexuel infligé aux bourgeoises d'hier? 

Eric Bidaud compare en tout cas l'anorexie à l'hystérie, qui fut aussi, «en son âge d'or, sujet d'étonnement et principe de subversion».
Janine Teisson pourrait être la mère d'Anne-Sophie Rouvillois. Dans un livre vibrant de rage, elle raconte sans fard la même histoire qu'Anne-Sophie, cette fois vue par la mère (L'Enfant plume, Nil). Elle décrit son impuissance face à la détermination démoniaque de son enfant devenue étrangère, petit fantôme de 31 kilos emprisonné dans son obsession de la nourriture. «Je voulais montrer comment la rencontre entre des adolescents en crise, rêvant obscurément d'être de purs esprits, et l'idéal désincarné montré par les publicités fabrique ces anges terribles que sont les anorexiques.» Elle accuse la mode, les journaux féminins, les diktats imbéciles d'une société qui n'a plus rien à dire: «Quand je rentre chez un marchand de journaux et que je vois partout: maigrir, maigrir, maigrir... j'ai envie de hurler.» Elle se tait, puis lance, amère: «Quel drôle d'idéal, maigrir!» 

 

La polémique se déchaîne
Mais, surtout, par quel détour étrange des sacs d'os peuvent-ils donner envie aux femmes d'acheter des vêtements censés les rendre désirables? «Les stylistes photo ne jouent pas tant sur la maigreur que sur une image de déchéance», explique Laurence Benaïm, journaliste de mode au Monde, qui risque une explication: «Les cibles prioritaires de ces campagnes sont les jeunes, en particulier les Asiatiques, Japonaises en tête.» La polémique s'est déchaînée il y a un an, lorsque Dee Dawnson, directeur d'une clinique britannique spécialisée, a dénoncé publiquement les manoeuvres d'approche de deux agences de mannequins à l'égard de l'une de ses patientes anorexiques, Lucy Cope. Autre couac, l'un des directeurs des montres Omega, Giles Rees, a menacé de suspendre son budget publicitaire consacré au Vogue anglais parce qu'il mettait en scène des «tops» trop décharnées. Calvin Klein, lui aussi, a été mis en accusation. Et une association américaine, Boycott Anorexic Marketing, s'est créée pour protéger les adolescentes. Les agences ont riposté en niant farouchement, contre l'évidence, que leurs filles étaient sous-alimentées. La profession annonce régulièrement la fin des waifs - traduisons par zombies - dont Kate Moss avait lancé la mode. En attendant, Vivienne Westwood, qui avait choisi pour son défilé de l'hiver dernier des mannequins à peine pubères - «Les pères vont être fiers de leurs filles, elles sont jolies comme des ladies», avait-elle déclaré - n'en finit pas de faire des émules. Les agences de mannequins demandent toutes leur licence junior pour accueillir les jeunes filles dès 12 ou 13 ans. Et Janine Teisson, la mère de l' «enfant plume», accuse: «Certains mannequins sont anorexiques, je connais les signes, des clavicules à la mâchoire en passant par les genoux et les yeux creux...» 

Défis à la féminité réelle, ces images de maigreur et d'extrême jeunesse font le jeu des anorexiques en herbe - les formes graves de ce trouble répondant évidemment à des causes plus profondes. Que veulent-elles, en effet, ces phobiques du trop-plein? «Le culte de la minceur n'est pas d'ordre esthétique, explique le sociologue Gilles Lipovetsky. C'est le signe de la femme active, qui sait se dominer. La grosse, c'est celle qui se laisse aller.» Les anorexiques, pourtant, font la guerre moins à la nourriture - elles ritualisent leurs repas avec une sorte d'obsession amoureuse - qu'à la féminité. «On assiste à une crise des modèles féminins, affirme Eric Bidaud. Les jeunes filles ne savent pas quelle femme devenir. Active? Il y a le chômage. Epouse?
Il y a le divorce. Mère? C'est devenu un rôle secondaire.» La stratégie de la maigreur est imparable: à partir d'un certain poids, les règles disparaissent. «Et très vite, on est grisée, raconte Anne-Sophie. On se prend pour Dieu.» En écho, Janine Teisson insiste: «Comme les suicidés de Californie, les anorexiques cherchent à divorcer de leur corps.» Dans un souffle, elle demande: «La société a-t-elle une réponse à leur offrir?» "

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